Matelassier du faubourg – Episode 8

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Auteur : Les Matelassiers Le Briand

Se retourner systématiquement vers le passé, est une manière de faire de vieillard trop usé par la vie. Du moins en ai-je longtemps été persuadé. Les manifestations trop appuyées de nostalgie, voir de passéisme me gêne, ce qui pouvait paraître paradoxal pour quelqu’un qui s’engageait sur la voie que vous savez.

Je ne m’y arrêtais pourtant pas, j’avais tant d’autres motivations, que je jugeais autrement plus porteuses. Et même si ce qui me revenait le plus souvent dans l’étonnement ou les compliments provoqués par mon initiative tenait, dans les faits, d’une vision passéiste des choses, toute nostalgie me restait foncièrement étrangère. Je ne regardais que droit devant.

Pourtant certaines réalités du métier me préoccupaient. Les clients tapissiers de la maison, n’étaient pas tous nés des dernières pluies, loin de là. Et certains, même, avaient largement emplafonnés la limite légale de départ à la retraite.

Objectivement, c’était là un facteur de fragilité pour le futur de mon entreprise. Certes, elle était profitable, mais pour combien de temps avec une clientèle aussi vieillissante?

Dans mon analyse, ceci ne devait pas poser problème. Ce vieillissement, justement, je le considérais comme le principal facteur expliquant la déliquescence du métier.

Il fallait être en phase avec la société pour que le matelas de laine redevienne un produit d’avenir, et en tout cas, enrayer le lent phénomène de perte de parts de marché. C’était une nécessité absolue.

Mais comme par ailleurs j’estimais que porteur de valeurs qui avaient le vent en poupe, la literie traditionnelle n’attendait plus qu’une impulsion pour revenir dans l’actualité. Je n’avais donc plus qu’à!

Évidement, mes « vieux » tapissiers n’avaient pas tout à fait cette vision des choses.

À leur décharge, il faut dire qu’au temps de leur jeunesse, ils avaient connu un tout autre faubourg Saint-Antoine. Ruche incroyable, grouillante d’activité, qui quittait son emploie dans la journée trouvait à être réembauché dès le lendemain matin… Fournisseurs, sous traitants, façonniers… Une légion d’ateliers de toutes tailles, partout, au fond des cours, dans les passages, avec pignons sur rue, en étage… Pas la moindre soupente qui ne serve pas au moins de resserre…Avec un peu de courage et suffisamment de constance, n’importe qui pouvait s’y faire une place honorable.

De ce faubourg-là, ne restait plus que quelques ruines, et je pouvais concevoir quelle était leur amertume. Eux, qui n’avait appris à se battre que contre la matière, les outils, avec pour seul horizon le rendu du travail de leurs mains, avec comme unique challenge de toute une vie la fierté du travail bien fait, il ne comprenait plus grand-chose du monde environnant.

Tellement malmenés par toutes ces nouvelles formes d’adversités, ils finissaient par céder à l’aigreur. Sans doute était-ce là les raisons d’un état d’esprit qui m’apparaissait comme trop souvent étriqué.

Et certains d’entre eux, m’exaspéraient au plus haut point. Un jour, apprenant que j’étais repreneur de la maison, ça n’était encore qu’officieux à ce moment-là, un vénérable tapissier me serra chaudement la main en me félicitant. Vous savez, ajouta-t-il, je ne savais plus ou refaire faire les matelas des quelques clients qu’il me reste en literie. Tenez bon, encore deux ou trois ans, d’ici que je parte à la retraite… Après moi le déluge, quoi!

Pourtant, au fur et à mesure que je fréquentais ce nouveau milieu, se révélait un tout autre rapport au travail. Tout d’abord, je considérais tout ça avec un peu de mépris. Voir des types qui avaient l’age de mon arrière-grand-père être toujours au boulot, c’était pour le moins étonnant. Qu’était-ce donc qui les poussait ainsi… L’appât du gain? La peur de l’ennui? Le manque d’imagination?

Petit à petit, les termes de l’équation, bien plus complexe que je ne l’avais d’abord imaginée, se précisèrent. Il y avait un peu de tout ça, mais aussi plein d’autres choses, tout ça se télescopait pour produire un état de fait à contre courant complet du « main stream ».

Mais un jour, il m’a fallu bien l’admettre : contrairement à la plupart des gens, aujourd’hui, les artisans du meuble ne passaient pas leur vie à désespérément attendre la retraite. Bien au contraire!

Harmonieusement installés dans la vie, sans toutes ces frontières vainement érigées entre vie privée et vie professionnelle, aucun trouble inutile ne venait altérer la quiétude de leur quotidien.

Pourquoi, alors qu’ils se sentaient en pleine forme, auraient-ils dû raccrocher les crampons ? Et en forme, ils l’étaient plutôt plus que moins. Là où des tas d’autres vieux, qui à la première difficulté à se mouvoir, se voit petit à petit privés de leur liberté, pour finalement sombrer dans une dépendance quasi totale, eux, toujours d’attaque, portaient, tiraient, tapaient, conduisaient, prenaient un apéro, s’offraient un bon gueuleton le midi…

Un fidèle employé, souvent entré dans la maison comme apprenti des années auparavant, palliait aux aspects les moins ragoûtants du métier. Le vieil artisan s’y était longtemps contraint, mais désormais il avait arrêté, tout simplement. Plus l’âge de se faire chier ! Ce ne sont pas forcément les tâches plus dures, encore que, ni les plus ingrates non plus, mais celle l’enquiquinant depuis tellement longtemps…

En fait, tout doucement, au fur et à mesure que le jeune apprenti prenait de la bouteille, lui, le vieux maître relâchait imperceptiblement sa poigne. Une confiance, un équilibre s’établissait, timidement, et tout en gardant toujours la certitude d’être la colonne vertébrale de son atelier, l’artisan gagnait en dilettante.

Parfois les clients en payaient le prix, pour peu qu’il soit un tantinet soupe au lait, il ne fallait pas le chercher longtemps… Mais là encore, la clientèle était fidèle, et il n’était pas rare que les meilleurs clients soient aussi devenus des amis.

Un jour, un médecin m’avait dit : le corps humain est une machine qui s’use que si l’on ne s’en sert pas. À observer mes aînés, je ne pouvais que souscrire.

Néanmoins, je crois qu’il est nécessaire de l’amender : le corps humain est une machine qui s’use que si l’on ne s’en sert pas, ou si l’on s’en sert de trop.

En effet, quand on repense au monde ouvrier d’antan, les mines, les hauts fourneaux, des journées de douze heures, des semaines de six jours… A quarante ans le bonhomme était déjà si fatigué, usé, déjà fini, presque…

Et encore aujourd’hui, il suffit d’observer le devenir des sportifs de haut de niveau pour se convaincre de l’importance d’un minimum de prévention nécessaire pour soi-même.

Sans même le savoir, les vieux tapissiers avaient fait leur cette maxime. Arrivés à un age canonique, ils restaient sur le pont, en attendant que le fidèle second ne prenne définitivement la barre.

Et malgré leur nostalgie du temps passé et leur aigreur des bouleversements qu’ils n’avaient ni voulus ni réussit à combattre, ils restaient vifs. À l’inverse du jeunisme qui n’est qu’un effort de l’apparence, il résistait à l’age par un effort intérieur : rester frais, voilà le secret.

Par ailleurs, avant de m’embarquer dans cette aventure, à peine arrivé à l’aube de la quarantaine, j’étais devenue un senior. Sur mes cartes de visite : senior exécutive manager. C’était on ne peut plus clair. Donc, la carrière d’un ingénieur ne durait donc guère plus d’une douzaine d’années.

Les premières années, on était un bleu, et à peine avait-on eu le temps de s’habituer à avoir suffisamment d’expérience que l’on basculait dans la catégorie des seniors, comme déjà poussé vers la porte de sortie.

Quel ne fut donc ma surprise, donc, qu’en arrivant à la tête de l’atelier les clients m’avait fêté pratiquement comme un sauveur, certes, mais surtout comme un JEUNE.

Ha oui, ils étaient bigrement épatés. Un continûment, cela leur paraissait de moins en moins probable, mais alors là, l’arrivée d’un jeune… Un vrai miracle, quoi… Et les plus optimistes se prenaient presque à croire à une renaissance éclatante. En moins d’une année j’avais rajeuni de prêt de quinze ans…

C’était il y a quinze ans… Mais depuis le moule c’est cassé.

À force de contraintes nouvelles toujours accumulées les unes aux autres, d’érosion des revenues, avec le renchérissement des loyers, des approvisionnements, des charges diverses et variées, les tapissiers d’aujourd’hui ont perdu la foi.

À chaque discours officiel sur les déficits des caisses sociales, chaque reforme des régimes de retraites, ils tremblent. Depuis maintenant des années, lorsqu’ils regardent l’horizon du départ pour leurs propres retraites, chaque semaine effectuée se traduit par un trimestre supplémentaire à faire.

Eux qui étaient entrés dans la vie active encore enfants, ils l’ont pour le moins mauvaise. Alors, il suffit qu’une chaîne de sandwicherie ou d’agence immobilière leur propose un bon prix de leur bail, et à peine la porte entrouverte, déjà ils se sauvent.

Dire que les mêmes, quelques années en arrière, vous auraient envoyé vertement sur les roses à peine la possibilité d’une mise à la retraite envisagée.

Derrière, ne reste plus que l’employé fidèle privée de son espoir de se mettre facilement à son compte, et contraint d’aller pointer à l’ANPE. Dans une société qui n’accepte plus que des sprinteurs, ils seront peut-être les derniers coureurs de fonds.

Les autres épisodes du feuilleton

    Se retourner systématiquement vers le passé, est une manière de faire de vieillard trop usé par la vie. Du moins en ai-je longtemps été persuadé. Les manifestations trop appuyées de nostalgie, voir de passéisme me gêne, ce qui pouvait paraître paradoxal pour quelqu’un qui s’engageait sur la voie que vous savez.

    Je ne m’y arrêtais pourtant pas, j’avais tant d’autres motivations, que je jugeais autrement plus porteuses. Et même si ce qui me revenait le plus souvent dans l’étonnement ou les compliments provoqués par mon initiative tenait, dans les faits, d’une vision passéiste des choses, toute nostalgie me restait foncièrement étrangère. Je ne regardais que droit devant.

    Pourtant certaines réalités du métier me préoccupaient. Les clients tapissiers de la maison, n’étaient pas tous nés des dernières pluies, loin de là. Et certains, même, avaient largement emplafonnés la limite légale de départ à la retraite.

    Objectivement, c’était là un facteur de fragilité pour le futur de mon entreprise. Certes, elle était profitable, mais pour combien de temps avec une clientèle aussi vieillissante?

    Dans mon analyse, ceci ne devait pas poser problème. Ce vieillissement, justement, je le considérais comme le principal facteur expliquant la déliquescence du métier.

    Il fallait être en phase avec la société pour que le matelas de laine redevienne un produit d’avenir, et en tout cas, enrayer le lent phénomène de perte de parts de marché. C’était une nécessité absolue.

    Mais comme par ailleurs j’estimais que porteur de valeurs qui avaient le vent en poupe, la literie traditionnelle n’attendait plus qu’une impulsion pour revenir dans l’actualité. Je n’avais donc plus qu’à!

    Évidement, mes « vieux » tapissiers n’avaient pas tout à fait cette vision des choses.

    À leur décharge, il faut dire qu’au temps de leur jeunesse, ils avaient connu un tout autre faubourg Saint-Antoine. Ruche incroyable, grouillante d’activité, qui quittait son emploie dans la journée trouvait à être réembauché dès le lendemain matin… Fournisseurs, sous traitants, façonniers… Une légion d’ateliers de toutes tailles, partout, au fond des cours, dans les passages, avec pignons sur rue, en étage… Pas la moindre soupente qui ne serve pas au moins de resserre…Avec un peu de courage et suffisamment de constance, n’importe qui pouvait s’y faire une place honorable.

    De ce faubourg-là, ne restait plus que quelques ruines, et je pouvais concevoir quelle était leur amertume. Eux, qui n’avait appris à se battre que contre la matière, les outils, avec pour seul horizon le rendu du travail de leurs mains, avec comme unique challenge de toute une vie la fierté du travail bien fait, il ne comprenait plus grand-chose du monde environnant.

    Tellement malmenés par toutes ces nouvelles formes d’adversités, ils finissaient par céder à l’aigreur. Sans doute était-ce là les raisons d’un état d’esprit qui m’apparaissait comme trop souvent étriqué.

    Et certains d’entre eux, m’exaspéraient au plus haut point. Un jour, apprenant que j’étais repreneur de la maison, ça n’était encore qu’officieux à ce moment-là, un vénérable tapissier me serra chaudement la main en me félicitant. Vous savez, ajouta-t-il, je ne savais plus ou refaire faire les matelas des quelques clients qu’il me reste en literie. Tenez bon, encore deux ou trois ans, d’ici que je parte à la retraite… Après moi le déluge, quoi!

    Pourtant, au fur et à mesure que je fréquentais ce nouveau milieu, se révélait un tout autre rapport au travail. Tout d’abord, je considérais tout ça avec un peu de mépris. Voir des types qui avaient l’age de mon arrière-grand-père être toujours au boulot, c’était pour le moins étonnant. Qu’était-ce donc qui les poussait ainsi… L’appât du gain? La peur de l’ennui? Le manque d’imagination?

    Petit à petit, les termes de l’équation, bien plus complexe que je ne l’avais d’abord imaginée, se précisèrent. Il y avait un peu de tout ça, mais aussi plein d’autres choses, tout ça se télescopait pour produire un état de fait à contre courant complet du « main stream ».

    Mais un jour, il m’a fallu bien l’admettre : contrairement à la plupart des gens, aujourd’hui, les artisans du meuble ne passaient pas leur vie à désespérément attendre la retraite. Bien au contraire!

    Harmonieusement installés dans la vie, sans toutes ces frontières vainement érigées entre vie privée et vie professionnelle, aucun trouble inutile ne venait altérer la quiétude de leur quotidien.

    Pourquoi, alors qu’ils se sentaient en pleine forme, auraient-ils dû raccrocher les crampons ? Et en forme, ils l’étaient plutôt plus que moins. Là où des tas d’autres vieux, qui à la première difficulté à se mouvoir, se voit petit à petit privés de leur liberté, pour finalement sombrer dans une dépendance quasi totale, eux, toujours d’attaque, portaient, tiraient, tapaient, conduisaient, prenaient un apéro, s’offraient un bon gueuleton le midi…

    Un fidèle employé, souvent entré dans la maison comme apprenti des années auparavant, palliait aux aspects les moins ragoûtants du métier. Le vieil artisan s’y était longtemps contraint, mais désormais il avait arrêté, tout simplement. Plus l’âge de se faire chier ! Ce ne sont pas forcément les tâches plus dures, encore que, ni les plus ingrates non plus, mais celle l’enquiquinant depuis tellement longtemps…

    En fait, tout doucement, au fur et à mesure que le jeune apprenti prenait de la bouteille, lui, le vieux maître relâchait imperceptiblement sa poigne. Une confiance, un équilibre s’établissait, timidement, et tout en gardant toujours la certitude d’être la colonne vertébrale de son atelier, l’artisan gagnait en dilettante.

    Parfois les clients en payaient le prix, pour peu qu’il soit un tantinet soupe au lait, il ne fallait pas le chercher longtemps… Mais là encore, la clientèle était fidèle, et il n’était pas rare que les meilleurs clients soient aussi devenus des amis.

    Un jour, un médecin m’avait dit : le corps humain est une machine qui s’use que si l’on ne s’en sert pas. À observer mes aînés, je ne pouvais que souscrire.

    Néanmoins, je crois qu’il est nécessaire de l’amender : le corps humain est une machine qui s’use que si l’on ne s’en sert pas, ou si l’on s’en sert de trop.

    En effet, quand on repense au monde ouvrier d’antan, les mines, les hauts fourneaux, des journées de douze heures, des semaines de six jours… A quarante ans le bonhomme était déjà si fatigué, usé, déjà fini, presque…

    Et encore aujourd’hui, il suffit d’observer le devenir des sportifs de haut de niveau pour se convaincre de l’importance d’un minimum de prévention nécessaire pour soi-même.

    Sans même le savoir, les vieux tapissiers avaient fait leur cette maxime. Arrivés à un age canonique, ils restaient sur le pont, en attendant que le fidèle second ne prenne définitivement la barre.

    Et malgré leur nostalgie du temps passé et leur aigreur des bouleversements qu’ils n’avaient ni voulus ni réussit à combattre, ils restaient vifs. À l’inverse du jeunisme qui n’est qu’un effort de l’apparence, il résistait à l’age par un effort intérieur : rester frais, voilà le secret.

    Par ailleurs, avant de m’embarquer dans cette aventure, à peine arrivé à l’aube de la quarantaine, j’étais devenue un senior. Sur mes cartes de visite : senior exécutive manager. C’était on ne peut plus clair. Donc, la carrière d’un ingénieur ne durait donc guère plus d’une douzaine d’années.

    Les premières années, on était un bleu, et à peine avait-on eu le temps de s’habituer à avoir suffisamment d’expérience que l’on basculait dans la catégorie des seniors, comme déjà poussé vers la porte de sortie.

    Quel ne fut donc ma surprise, donc, qu’en arrivant à la tête de l’atelier les clients m’avait fêté pratiquement comme un sauveur, certes, mais surtout comme un JEUNE.

    Ha oui, ils étaient bigrement épatés. Un continûment, cela leur paraissait de moins en moins probable, mais alors là, l’arrivée d’un jeune… Un vrai miracle, quoi… Et les plus optimistes se prenaient presque à croire à une renaissance éclatante. En moins d’une année j’avais rajeuni de prêt de quinze ans…

    C’était il y a quinze ans… Mais depuis le moule c’est cassé.

    À force de contraintes nouvelles toujours accumulées les unes aux autres, d’érosion des revenues, avec le renchérissement des loyers, des approvisionnements, des charges diverses et variées, les tapissiers d’aujourd’hui ont perdu la foi.

    À chaque discours officiel sur les déficits des caisses sociales, chaque reforme des régimes de retraites, ils tremblent. Depuis maintenant des années, lorsqu’ils regardent l’horizon du départ pour leurs propres retraites, chaque semaine effectuée se traduit par un trimestre supplémentaire à faire.

    Eux qui étaient entrés dans la vie active encore enfants, ils l’ont pour le moins mauvaise. Alors, il suffit qu’une chaîne de sandwicherie ou d’agence immobilière leur propose un bon prix de leur bail, et à peine la porte entrouverte, déjà ils se sauvent.

    Dire que les mêmes, quelques années en arrière, vous auraient envoyé vertement sur les roses à peine la possibilité d’une mise à la retraite envisagée.

    Derrière, ne reste plus que l’employé fidèle privée de son espoir de se mettre facilement à son compte, et contraint d’aller pointer à l’ANPE. Dans une société qui n’accepte plus que des sprinteurs, ils seront peut-être les derniers coureurs de fonds.

    Les autres épisodes du feuilleton

      Se retourner systématiquement vers le passé, est une manière de faire de vieillard trop usé par la vie. Du moins en ai-je longtemps été persuadé. Les manifestations trop appuyées de nostalgie, voir de passéisme me gêne, ce qui pouvait paraître paradoxal pour quelqu’un qui s’engageait sur la voie que vous savez.

      Je ne m’y arrêtais pourtant pas, j’avais tant d’autres motivations, que je jugeais autrement plus porteuses. Et même si ce qui me revenait le plus souvent dans l’étonnement ou les compliments provoqués par mon initiative tenait, dans les faits, d’une vision passéiste des choses, toute nostalgie me restait foncièrement étrangère. Je ne regardais que droit devant.

      Pourtant certaines réalités du métier me préoccupaient. Les clients tapissiers de la maison, n’étaient pas tous nés des dernières pluies, loin de là. Et certains, même, avaient largement emplafonnés la limite légale de départ à la retraite.

      Objectivement, c’était là un facteur de fragilité pour le futur de mon entreprise. Certes, elle était profitable, mais pour combien de temps avec une clientèle aussi vieillissante?

      Dans mon analyse, ceci ne devait pas poser problème. Ce vieillissement, justement, je le considérais comme le principal facteur expliquant la déliquescence du métier.

      Il fallait être en phase avec la société pour que le matelas de laine redevienne un produit d’avenir, et en tout cas, enrayer le lent phénomène de perte de parts de marché. C’était une nécessité absolue.

      Mais comme par ailleurs j’estimais que porteur de valeurs qui avaient le vent en poupe, la literie traditionnelle n’attendait plus qu’une impulsion pour revenir dans l’actualité. Je n’avais donc plus qu’à!

      Évidement, mes « vieux » tapissiers n’avaient pas tout à fait cette vision des choses.

      À leur décharge, il faut dire qu’au temps de leur jeunesse, ils avaient connu un tout autre faubourg Saint-Antoine. Ruche incroyable, grouillante d’activité, qui quittait son emploie dans la journée trouvait à être réembauché dès le lendemain matin… Fournisseurs, sous traitants, façonniers… Une légion d’ateliers de toutes tailles, partout, au fond des cours, dans les passages, avec pignons sur rue, en étage… Pas la moindre soupente qui ne serve pas au moins de resserre…Avec un peu de courage et suffisamment de constance, n’importe qui pouvait s’y faire une place honorable.

      De ce faubourg-là, ne restait plus que quelques ruines, et je pouvais concevoir quelle était leur amertume. Eux, qui n’avait appris à se battre que contre la matière, les outils, avec pour seul horizon le rendu du travail de leurs mains, avec comme unique challenge de toute une vie la fierté du travail bien fait, il ne comprenait plus grand-chose du monde environnant.

      Tellement malmenés par toutes ces nouvelles formes d’adversités, ils finissaient par céder à l’aigreur. Sans doute était-ce là les raisons d’un état d’esprit qui m’apparaissait comme trop souvent étriqué.

      Et certains d’entre eux, m’exaspéraient au plus haut point. Un jour, apprenant que j’étais repreneur de la maison, ça n’était encore qu’officieux à ce moment-là, un vénérable tapissier me serra chaudement la main en me félicitant. Vous savez, ajouta-t-il, je ne savais plus ou refaire faire les matelas des quelques clients qu’il me reste en literie. Tenez bon, encore deux ou trois ans, d’ici que je parte à la retraite… Après moi le déluge, quoi!

      Pourtant, au fur et à mesure que je fréquentais ce nouveau milieu, se révélait un tout autre rapport au travail. Tout d’abord, je considérais tout ça avec un peu de mépris. Voir des types qui avaient l’age de mon arrière-grand-père être toujours au boulot, c’était pour le moins étonnant. Qu’était-ce donc qui les poussait ainsi… L’appât du gain? La peur de l’ennui? Le manque d’imagination?

      Petit à petit, les termes de l’équation, bien plus complexe que je ne l’avais d’abord imaginée, se précisèrent. Il y avait un peu de tout ça, mais aussi plein d’autres choses, tout ça se télescopait pour produire un état de fait à contre courant complet du « main stream ».

      Mais un jour, il m’a fallu bien l’admettre : contrairement à la plupart des gens, aujourd’hui, les artisans du meuble ne passaient pas leur vie à désespérément attendre la retraite. Bien au contraire!

      Harmonieusement installés dans la vie, sans toutes ces frontières vainement érigées entre vie privée et vie professionnelle, aucun trouble inutile ne venait altérer la quiétude de leur quotidien.

      Pourquoi, alors qu’ils se sentaient en pleine forme, auraient-ils dû raccrocher les crampons ? Et en forme, ils l’étaient plutôt plus que moins. Là où des tas d’autres vieux, qui à la première difficulté à se mouvoir, se voit petit à petit privés de leur liberté, pour finalement sombrer dans une dépendance quasi totale, eux, toujours d’attaque, portaient, tiraient, tapaient, conduisaient, prenaient un apéro, s’offraient un bon gueuleton le midi…

      Un fidèle employé, souvent entré dans la maison comme apprenti des années auparavant, palliait aux aspects les moins ragoûtants du métier. Le vieil artisan s’y était longtemps contraint, mais désormais il avait arrêté, tout simplement. Plus l’âge de se faire chier ! Ce ne sont pas forcément les tâches plus dures, encore que, ni les plus ingrates non plus, mais celle l’enquiquinant depuis tellement longtemps…

      En fait, tout doucement, au fur et à mesure que le jeune apprenti prenait de la bouteille, lui, le vieux maître relâchait imperceptiblement sa poigne. Une confiance, un équilibre s’établissait, timidement, et tout en gardant toujours la certitude d’être la colonne vertébrale de son atelier, l’artisan gagnait en dilettante.

      Parfois les clients en payaient le prix, pour peu qu’il soit un tantinet soupe au lait, il ne fallait pas le chercher longtemps… Mais là encore, la clientèle était fidèle, et il n’était pas rare que les meilleurs clients soient aussi devenus des amis.

      Un jour, un médecin m’avait dit : le corps humain est une machine qui s’use que si l’on ne s’en sert pas. À observer mes aînés, je ne pouvais que souscrire.

      Néanmoins, je crois qu’il est nécessaire de l’amender : le corps humain est une machine qui s’use que si l’on ne s’en sert pas, ou si l’on s’en sert de trop.

      En effet, quand on repense au monde ouvrier d’antan, les mines, les hauts fourneaux, des journées de douze heures, des semaines de six jours… A quarante ans le bonhomme était déjà si fatigué, usé, déjà fini, presque…

      Et encore aujourd’hui, il suffit d’observer le devenir des sportifs de haut de niveau pour se convaincre de l’importance d’un minimum de prévention nécessaire pour soi-même.

      Sans même le savoir, les vieux tapissiers avaient fait leur cette maxime. Arrivés à un age canonique, ils restaient sur le pont, en attendant que le fidèle second ne prenne définitivement la barre.

      Et malgré leur nostalgie du temps passé et leur aigreur des bouleversements qu’ils n’avaient ni voulus ni réussit à combattre, ils restaient vifs. À l’inverse du jeunisme qui n’est qu’un effort de l’apparence, il résistait à l’age par un effort intérieur : rester frais, voilà le secret.

      Par ailleurs, avant de m’embarquer dans cette aventure, à peine arrivé à l’aube de la quarantaine, j’étais devenue un senior. Sur mes cartes de visite : senior exécutive manager. C’était on ne peut plus clair. Donc, la carrière d’un ingénieur ne durait donc guère plus d’une douzaine d’années.

      Les premières années, on était un bleu, et à peine avait-on eu le temps de s’habituer à avoir suffisamment d’expérience que l’on basculait dans la catégorie des seniors, comme déjà poussé vers la porte de sortie.

      Quel ne fut donc ma surprise, donc, qu’en arrivant à la tête de l’atelier les clients m’avait fêté pratiquement comme un sauveur, certes, mais surtout comme un JEUNE.

      Ha oui, ils étaient bigrement épatés. Un continûment, cela leur paraissait de moins en moins probable, mais alors là, l’arrivée d’un jeune… Un vrai miracle, quoi… Et les plus optimistes se prenaient presque à croire à une renaissance éclatante. En moins d’une année j’avais rajeuni de prêt de quinze ans…

      C’était il y a quinze ans… Mais depuis le moule c’est cassé.

      À force de contraintes nouvelles toujours accumulées les unes aux autres, d’érosion des revenues, avec le renchérissement des loyers, des approvisionnements, des charges diverses et variées, les tapissiers d’aujourd’hui ont perdu la foi.

      À chaque discours officiel sur les déficits des caisses sociales, chaque reforme des régimes de retraites, ils tremblent. Depuis maintenant des années, lorsqu’ils regardent l’horizon du départ pour leurs propres retraites, chaque semaine effectuée se traduit par un trimestre supplémentaire à faire.

      Eux qui étaient entrés dans la vie active encore enfants, ils l’ont pour le moins mauvaise. Alors, il suffit qu’une chaîne de sandwicherie ou d’agence immobilière leur propose un bon prix de leur bail, et à peine la porte entrouverte, déjà ils se sauvent.

      Dire que les mêmes, quelques années en arrière, vous auraient envoyé vertement sur les roses à peine la possibilité d’une mise à la retraite envisagée.

      Derrière, ne reste plus que l’employé fidèle privée de son espoir de se mettre facilement à son compte, et contraint d’aller pointer à l’ANPE. Dans une société qui n’accepte plus que des sprinteurs, ils seront peut-être les derniers coureurs de fonds.

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